20/04/2014

Philippe Pierlot raconte : "La ZerMi"

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LA ZERMI


Donner des cours d'échecs, ce n'est pas toujours simple. Donner des cours d'échecs en prison, c'est plus compliqué. Alors donner des cours d'échecs aux mineurs en prison, ça devient vraiment très technique. On appelle cela aller au charbon.
Avant le regroupement des détenus mineurs dans de grands centres spécialisés en 2008, il y avait dans la Maison d'Arrêt d'Osny une vingtaine de pensionnaires n'ayant pas encore atteint la majorité légale. Oh, bien sûr, ils s'étaient octroyés tout un tas d'autres majorités, mais celles-ci, la loi ne les reconnaissait pas.
 
En zonzon, y a rien à faire, c'est la zermi, les activités woualllaaa ! Et la console, elle est niquée, on peut plus jouer...
Mon travail pendant 10 ans exactement, fut de proposer l'activité "échecs" à ces gars-là, qui n'aimaient pas se lever le matin, qui n'aimaient pas les activités, qui n'aimaient pas les échecs et qui ne voulaient rien faire du tout.
 
Voici comment je procédais :
Avec la complicité des surveillants du quartier mineurs, des gars patients, diplomates et réactifs qu'on prendrait aisément pour des éducateurs spécialisés, je me faisais amener de bon matin (10h00) devant la porte d'une cellule occupée par un lascar. Ce n'est pas très réglementaire qu'un intervenant vienne à la pêche comme ça, mais bon, c'était devenu ma spécialité.
Clic-clac ! Le geôlier m'ouvrait la lourde porte en fer et c'était à moi de commencer la partie. Je me rappelle d'un grand black qui avait calfeutré sa fenêtre avec une serviette pour faire l'obscurité complète, et qui dormait enroulé dans une couverture pire qu'à l'armée...
- Bonjour Abdou ! C'est l'heure des échecs !
- Hein... Quoi... Vas-y, ferme la porte...
- Je suis le prof d'échecs, tu viens jouer aux échecs ?
- Zyva tu m'vénères, laisse-moi dormir !
- Allez, tu viens jouer aux échecs ? Est-ce que tu sais jouer aux échecs ?
- Truc de ouf ! Vas-y, ferme la porte, je viens pas !
- Bon ok, tu viens quand ?
- Chépa, J'ai le seum, fous-moi la paix ! Je viens pas j't'ai dit !
- Ok, tu viens la semaine prochaine ?
- Siii siii...
- Salut Abdou, à la semaine prochaine !
 
Et évidemment, la semaine suivante, à la même heure, j'étais devant sa porte...
Clic-clac !
- Coucou Abdou ! C'est l'heure des échecs !
Il faisait semblant de dormir, enfoui dans sa couverture douteuse...
- Bonjour Abdou ! C'est l'heure des échecs !
- Zyva, cousin, je viens pas...
- Hè Abdou, tu m'as promis la semaine dernière !
- J'tai rien promis du tout, c'est des mitos, j'viens pas...
- Si, si, tu m'as promis, j'ai un témoin, le surveillant !
- Mais tu vois pas que j'suis foncedé... J'peux pas me lever là...
- Il parait que t'es de la Dame blanche, à Garges. je connais les mecs de là-bas. Ces mecs-là n'ont qu'une parole. Quand ils disent un truc, ils le font. Si tu viens pas, je vais me mettre en mode poucave et je vais te balancer à tout le monde. Surtout qu'il y a des grands à toi dans mes élèves majeurs...
- Wesh, t'es relou, ça va, je viens...
-  ...
- Wesh, vas-y, je viens, j't'ai dit !
- Bon, super, je t'attends dans la salle d'activités.
 
J'avais régulièrement 6 à 8 gars. Mon job, c'était de les contaminer. Mais une fois confinés dans ma salle, ils ne pouvaient plus échapper au virus... Ma méthode d'apprentissage était infaillible. Je tablais sur 2 choses : la simplicité des consignes de départ et la concurrence entre eux pour la suprématie dans le groupe. Je lançais des petits jeux du type "montante-descendante" avec seulement les pions au départ. Ensuite, je rajoutais les Tours, les Fous, etc. Comme les parties étaient plutôt courtes, on jouait beaucoup. Une défaite était donc noyée dans une masse d'autres péripéties, ce qui relativisait son aspect dramatique. Perdre ou gagner devenait légèrement moins vital. Et puis ça chambrait sec !
Rapidement, ils se piquaient au truc et devenaient des accros. C'était la seule raison qui les faisait se lever le matin, me disaient les éducateurs. Après, je leur enseignais le jeu des niveaux, dans lequel il faut parvenir à mater le prof de la meilleure façon possible en déjouant les pièges. Quand on se trompe, c'est au suivant. La honte !
Ça, c'était la folie. Celui qui obtenait un premier tampon (il y avait 10 positions) sur sa carte de niveaux était jalousé par tout le monde. La hiérarchie était établie et ne demandait plus qu'à être bousculée.
Pendant la semaine ça parlait pas mal. Et quand un nouvel arrivant se retrouvait engrainé dans l'activité échecs, il venait désormais avec curiosité, sans toutefois se départir d'une certaine prudence. Au bout d'un moment, je n'avais plus du tout besoin d'aller les tirer du lits, les gars venaient tout seuls, racolés par leurs potes ou bien par les surveillants, brillants dans l'art de vendre le traquenard.
 
- Bonjour, Je suis Philippe, le prof d'échecs. Et toi ?
- Djylan. Ca se passe, ou quoi ? C'est cheulou, les échecs. je viens juste pour voir. Moi, c'est les dames où j'chuis fort...
- Tu sais jouer Dylan ?
- Vite fait... (Ça veut dire non).
- Ça te dirait de devenir le plus fort ici ? (Je disais bien sûr ça devant les autres).
- Siii-siii...
Et la formation commençait. Le deal était toujours basé sur le concept du défi. J'annonçais que mon nouveau poulain allait tous les marave dans un bref laps de temps.
Je gagnais toujours mon pari qui était de sans cesse obliger les plus forts à se remettre en question. Et donc le niveau du groupe ne cessait d'augmenter !
- C'est portnawak, c'est pas ce narvalo qui va me mettre à l'amende ! Sa race ! Wesh, il m'a péta ma Reine !
- Ouaille ! Téma le keum mon frère, tu fais pitié ! Comment je t'ai pécho tes pions ! C'est trop stylé les échecs ! Je kiffe à fond !
- Wesh, sauss, comment tu l'as bouyave ! Chanmé !
- J'avoue... Sa mère !
 
Et voici comment je ne me suis jamais fait tèje par les jeunes tellement c'était darre !
Le processus avait au départ mis un petit temps à se mettre en marche, mais une fois lancé, il aura duré une décennie. Parfois, comme les peines des mineurs étaient assez courtes, je devais réamorcer la pompe et recommencer à répandre l'épidémie en repartant des cellules souches. Pour mon plus grand bonheur, ça marchait tout le temps.
Je retiendrai longtemps que dans les dernières années de l'existence de cette petite communauté d'ados en marge de la société, il y avait en permanence un échiquier de sorti et prêt à l'emploi dans le bureau des surveillants. Ces derniers, s'étant mis aux échecs, lançaient de temps en temps à un petit malin : "Toi, dans mon bureau !" Ils défiaient ainsi en guise de récompense les plus sages de leurs voyous, qui pouvaient du coup sortir de leur "chambre" de 2 mètres sur 3 et établir de nouvelles relations avec leurs gardiens. Unique !
Alors pour tout ce à quoi j'ai pu assister dans ce recoin de cabane, cimer les gars... et cimer les surveillants !

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